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Moitié gauche: un rond blanc sur une texture bleue. Moitié droite: l’affiche du film. Le rugbyman rentre de face sur le terrain en tenant 2 enfants par les mains

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 » Comment vit-on sa sexualité quand on est aveugle ou malvoyant(e). Nos témoins se confient « 

Souvent discriminés dans leur vie sociale, nos témoins nous confient comment ils s’épanouissent dans leur vie sexuelle.

 « Est-ce que vous voulez bien vous décrire, si ça ne vous dérange pas ? » J’ai quelques secondes d’hésitation. « Euh… J’ai les yeux bleus. Je mesure 1m65. J’ai les cheveux longs et clairs. – Blonds ? – Plutôt châtains. Vous voulez les vêtements aussi ? » Mon interlocuteur se marre. « Juste la taille de soutien-gorge, ça suffira… Non, je plaisante ! » Je suis au téléphone avec Chris, un quadragénaire belge devenu aveugle à l’âge de 35 ans après que sa vue a décru au fil des années. Malgré la perte de ce sens, Chris est resté très « visuel » et regarder les autres lui manque. Il demande souvent aux gens de se décrire, pour s’en faire une image mentale. C’est quelqu’un qui semble à l’aise avec la séduction et sa sexualité, tant mieux parce que je l’appelle justement pour parler de cela.

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Source : article de Pauline Verduzier, publié dans le magazine NEON en octobre-novembre 2020 sur neonmag.fr.

 

1. Paternalisme et désexualisation dans le regard des valides.

La plupart du temps, les discours à propos du sexe sont validistes. C’est-à-dire qu’ils érigent l’absence de handicap comme la norme. Sexualité et handicap, ici le handicap visuel, n’iraient pas de pair. Conséquence du pesant regard des autres : la désexualisation des personnes aveugles. André Dupras, professeur en sexologie de l’Université du Québec à Montréal, parle alors « d’angélisation de la personne handicapée ». Dans un article sur le sujet, il explique : « Par un processus assez complexe, la personne handicapée arrive à adopter un style de vie où la sexualité a été épurée ou même évacuée. Un premier mécanisme d’angélisation consiste à infantiliser la personne handicapée. […] Un deuxième […] à médicaliser le corps de la personne handicapée, à le transformer en un corps à soigner. » Les femmes aveugles ou malvoyantes – plus que les hommes – sont les premières touchées par cette mécanique. Dans une publication sur le sujet, un groupe de chercheuses brésiliennes confirme : « Des études indiquent que les membres de la famille et les professionnel-les de la santé nient l’existence de la sexualité chez [elles]. »

jeune femme de face, dans rue avec canne blanche. Pourtant, comme n’importe qui, les personnes aveugles désirent, fantasment, baisent. Pour Manon, 31 ans, étudiante en ergothérapie et malvoyante de naissance, cette problématique prend sa source dans les stéréotypes, conscients ou inconscients, des voyant-es. « En tant que femme dans l’espace public, je ressens un regard paternaliste sur moi. On cherche plus à m’aider qu’on ne me considère comme un être humain. Certaines déficientes visuelles refusent la canne pour se conformer aux attentes de ce que serait une femme séduisante, sans savoir exactement ce que ces attentes recouvrent. Comme on n’est pas consciente de sa propre image, on ne sait pas quelle image on renvoie », constate Manon. Elle-même s’est s’extraite de cette position en se mettant en couple avec un homme de sa « communauté ». « Je trouve cela plus facile, parce qu’on partage les mêmes expériences. Il est aussi déficient visuel et je n’ai pas à jouer un rôle avec lui. »

 

2. On peut découvrir et connaître le corps de l’autre sans le voir.

Quand la vue de Chris a commencé à baisser, il s’est renfermé sur lui-même, s’est senti « diminué » et n’avait plus de libido. Lui et sa compagne de l’époque se sont séparés. En parallèle, il a rencontré sa conjointe actuelle, Marie, sur son lieu de travail, où il forme des personnes déficientes visuelles aux nouvelles technologies. Marie est malvoyante de naissance. Cette ren contre a changé sa vie. « Elle m’a redonné confiance en moi, estime-t-il. Ensemble, on explore pas mal de choses. On communique énormément, ce qui manque souvent dans les couples, qu’ils soient porteurs de handicap ou non. »

Marie, 38 ans, est du même avis : « On peut découvrir et connaître le corps de l’autre sans le voir. Je n’ai pas l’impression que la déficience visuelle influence notre vie sexuelle. Ça ne nous empêche pas de prendre notre pied ! » Monique Richardson-Hayot, sexologue aveugle basée dans le Finistère, confirme : les personnes malvoyantes qui la consultent ne viennent pas pour parler de leur cécité mais de « problématiques similaires à celles des voyant·e·s à propos de leur sexualité, c’est-à-dire liées à la pudeur, à la communication, à la difficulté de s’ouvrir à l’autre », précise-t-elle. Certains des patients voyants de la sexologue lui disent qu’ils la consultent parce qu’ils se sentent plus tranquilles avec quelqu’un de non-voyant : « Dans ce cadre, les personnes ont plus de facilité à s’exprimer sans se sentir jugées. Cela a amené quelque chose de positif dans ma profession. » Quelqu’un lui a même fait ce compliment : « Vous voyez mieux mes problèmes que les autres. »

Chris, le quadra belge, suggère aussi, qu’au lit, être aveugle peut rassurer quant à la pression sur l’apparence. « Cela peut mettre à l’aise. Les femmes n’ont pas la gêne du regard que je peux porter sur elles. Je ne vais pas voir les microdéfauts ni les vergetures », s’amuse-t-il. Ça, c’est pour les expériences appréciables. Trop souvent, le regard validiste se fait intrusif. Dans une vidéo YouTube, la militante aveugle anglaise Holly Scott-Gardner explique, à ce titre, qu’elle ne supporte plus que des inconnus se permettent de lui poser des questions sur son intimité, tout en présupposant qu’elle n’a pas de vie affective. « Le fait que je sois aveugle ne nie pas mon droit à la vie privée », dit-elle.

D’autres personnes concernées choisissent à l’inverse de partager leur vécu pour mettre à mal ces idées reçues. C’est le cas par exemple de Clayton Jacobs, artiste et producteur américain aveugle, qui assure que « les personnes aveugles sont les meilleures au lit » dans un article publié sur Medium. « Au lieu de faire circuler l’idée fausse selon laquelle “le sexe est visuel”, que […] les aveugles sont asexués ou mauvais au lit, la vérité est que le sexe est une expérience sensorielle englobante. Nous pouvons sentir avec une précision parfaite ce qui stimule un·e partenaire », écrit-il.

La sexualité s’avère, pour certaines personnes, un terrain privilégié de réappropriations corporelles. Manon confirme que le handicap visuel n’est pas un obstacle à son épanouissement sexuel : « Au niveau de la sexualité, on arrive dans notre zone de confort, parce que le toucher est le sens primordial. C’est là que je comprends vraiment ce à quoi ressemble la personne, en touchant ses cheveux, la forme de son visage. Cela rend aussi créatif. Avec mon conjoint, on essaie souvent des choses tactiles, en utilisant un glaçon ou des massages », précise-t-elle.

 

3. Comme la cuisine, le sexe fait appel à l’intégralité des sens.

Léna, 31 ans, également malvoyante et qui raconte que toute son éducation sexuelle s’est faite par le toucher, remarque une différence dans les « préliminaires, la façon de prendre son temps, de toucher l’autre, qui peuvent être bâclés avec une personne voyante ». Manon ajoute : « Je dirais même que la cécité peut être un atout. Comme on n’utilise pas le langage non-verbal, on doit être davantage dans le dialogue. Dans une société oppressante au niveau visuel, c’est libérateur. »

Lionel, claviériste dans un groupe de rock de 43 ans et malvoyant, explique que le sexe est pour lui une des rares activités, « avec peut-être la cuisine », qui fait vraiment appel à l’intégralité des autres sens – toucher, ouïe, odorat, goût. « La plupart des couples ont déjà fait l’amour dans le noir, ce qui prouve que la vue n’est pas forcément utile dans ce domaine. Moi par exemple, je suis très attentif à la respiration de l’autre », remarque-t-il.

Un homme et une femme nus s'enlacent sous la douche.

Pour lui, les difficultés ne se posent pas pendant l’acte, mais davantage au moment de la rencontre. « La phase de jeux de regards, où quelqu’un va repérer une jolie fille ou un joli garçon qui lui plaît, je ne vais pas l’avoir. Comme je n’ai pas la chance d’être Brad Pitt, les femmes ne vont pas se retourner sur moi non plus. » Son attirance pour une personne passe plutôt par les voix, les intonations et la personnalité.

Pour d’autres, c’est le hasard qui a permis de trouver un(e) partenaire. C’est ce qu’a vécu Claude, ancien agriculteur, aveugle de 85 ans. « J’étais dehors, ma canne a touché quelqu’un. Je me suis excusé. Elle m’a dit : « C’est moi qui devrais m’excuser, vous n’y voyez pas ! » Je lui ai proposé d’aller boire un café. » Le couple est resté 21 ans ensemble. Mais c’est aussi au moment de la rencontre que se cristallisent les discriminations ou les abus. Après sa séparation, Claude a fréquenté une femme qui est venue dormir chez lui. « J’ai passé un bon moment, mais elle m’a volé 500 euros. Voilà ma seule aventure », regrette-t-il.

 

4. Certaines personnes se tournent vers l’accompagnement sexuel tarifé.

De son côté, Cédric, 38 ans, explique se sentir rejeté en tant qu’homme malvoyant, y compris sur les sites de rencontres. « Quand j’annonce la couleur, les femmes ne veulent pas donner suite. Donc ça ne va pas plus loin que les discussions virtuelles. »Devant cet obstacle de la rencontre, certains choisissent de faire appel à des escorts ou se tournent vers l’accompagnement sexuel, soit des services sexuels tarifés à destination des personnes en situation de handicap.

Costume de lapin dans une vitrine rose.

C’est justement le cas de Lionel, le claviériste. Celui-ci a sollicité l’Association pour la promotion de l’accompagnement sexuel (Appas), parce que son célibat lui pesait après s’être séparé de son ex-compagne non-voyante. « Mon accompagnante sexuelle a été la première femme devant laquelle je me déshabillais et qui puisse me voir. Je n’étais pas très à l’aise, mais j’ai réussi à franchir ce cap. Je me dis qu’après tout, c’est possible. »

Antoine, 36 ans, a vécu sa toute « première fois » dans ce cadre. « L’accompagnante a pris le temps de m’expliquer le clitoris, les petites lèvres, en prenant ma main. Ce qui m’a le plus plu, c’est de pouvoir embrasser, caresser, lécher, et de découvrir que ce toucher apporte un autre plaisir que celui de la masturbation ou de la partie visuelle de la sexualité. Cette expérience m’a permis d’être plus à l’aise dans mon corps. » Le trentenaire aimerait désormais rencontrer quelqu’un. Et si le handicap visuel « fait peur à beaucoup de filles », il trouve qu’il reconfigure les rôles de genre. « C’est sûr que je ne serai pas le cliché du mec qui va faire du bricolage le week-end et conduire la voiture. Mais je peux offrir d’autres choses, comme de l’écoute. »

 

Source : article de Pauline Verduzier, publié dans le magazine NEON en octobre-novembre 2020. A retrouver sur neonmag.fr:

Comment vit-on sa sexualité quand on est aveugle ou malvoyant·e ? Nos témoins se confient – neonmag.fr

Crédits photos: Faust Foto / We vibe wow tech / Dalelan Anderson.

 

 

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